Comment une coutume millénaire de témoignage d’affection entre grands-parents et petits-enfants peut être distordue pour discréditer une icône mondiale.
Le 8 avril 2023, le compte Twitter fraichement ouvert sous le nom de “Yin Sun” publia un extrait d’une vidéo montrant le Dalaï Lama avec un jeune garçon indien lui proposant de “sucer sa langue”. Le même jour cette publication fut visionnée 7.300.000 de fois, ce qui nécessite l’utilisation de puissants robots pour la multiplication à partir d’un compte ouvert depuis seulement un peu plus d’un mois.
La vidéo, devenue virale en quelques jours, a fait le tour de la planète, notamment grâce au recours à de nombreux “influenceurs”, dont plusieurs se sont ensuite publiquement excusés.
(Peepoye : https://www.youtube.com/watch?v=P7C-sZkVVuQ – Loy Macheedo : https://www.youtube.com/watch?v=NC9Sbj7vpcQ )
Pour comprendre ce qu’il s’est réellement passé, il faut voir la vidéo depuis le début et non seulement l’extrait publié sur les réseaux sociaux. La mère de l'enfant indien était assise à côté du Dalaï Lama et pouvait donc voir clairement l'interaction entre son fils et le prix Nobel de la paix. Ils avaient déjà passé la journée ensemble avec les 120 étudiants nouvellement diplômés. Malgré le fait que le garçon avait déjà beaucoup interagi avec l’éminent Lama en lui donnant publiquement les présents au nom de l’école dont sa maman était responsable, il demandait de manière insistante à pouvoir donner un “hug” au leader spirituel tibétain :
Ce qui se passe ensuite ne peut être compris que quand on sait que dans la culture tibétaine, il est courant de voir les grands-parents âgés non seulement embrasser les petits enfants, mais aussi leur donner un petit bonbon ou un morceau de nourriture de leur bouche, directement de bouche à bouche. Une fois que l'aîné a donné un baiser et un bonbon, comme il n'y a plus rien dans sa bouche, plus rien à donner, il dit la phrase "Ok, maintenant mange ma langue". L'expression tibétaine est "Che le sa". Ils disent cela comme dans "Je t'ai donné tout mon amour et les bonbons, alors c'est tout - il ne reste plus qu'à manger (ou sucer) ma langue". C'est un jeu que les enfants connaissent. Cette pratique est très répandue dans la région de l'Amdo, dont le Dalaï Lama est originaire.
Ajoutons que les Tibétains ont depuis le neuvième siècle de notre ère l’habitude de tirer la langue en signe de bienvenue et de respect. L’expression utilisée par le Dalaï Lama n’a donc aucune connotation sexuelle, contrairement à ce qui est le cas dans nos contrées.
Cette scène a été filmée dans son entièreté par la chaîne de télévision Voice of Tibet, mais aussi par plusieurs chaînes indiennes locales et diffusé en direct sur Facebook. Elle a donc été vue en direct le 28 février 2023 par plusieurs millions de personnes partout dans le monde. Malgré cette large diffusion, il n’y eut aucune réaction d’indignation, vu que pour les téléspectateurs la séquence qui fit ultérieurement polémique cadrait harmonieusement dans un événement perçu par toutes et tous comme émouvant.
Comment et pour quelles raisons se fait-il que cinq semaines plus tard, le 8 avril, cet extrait tiré hors contexte suggérant le caractère pédophile du leader tibétain a déferlé de manière extrêmement bien orchestrée d’abord sur Twitter, YouTube, Facebook, etc., et ensuite repris par les journaux télévisés et par la presse écrite partout dans le monde ? La raison principale selon la plupart des observateurs avisés réside dans le fait que le 8 mars 2023, à Dharamsala, le 14ème Dalaï Lama a officiellement intronisé la 10ème incarnation du principal leader spirituel Mongol Khalkha Jetsun Dhampa, en présence de 600 dignitaires Mongols et 5.000 moines tibétains. Ce leader aura selon la tradition un rôle décisif dans la désignation du futur Dalaï Lama. Cette intronisation a particulièrement exaspéré le Parti Communiste Chinois qui depuis de nombreuses années s’est arrogé le monopole du pouvoir de désigner les réincarnations des hauts Lamas bouddhistes et en particulier celle du successeur du 14ème Dalaï Lama, qu’il qualifie de “loup en habit de moine”. L’extrait de la vidéo lâché sur les réseaux sociaux n’est qu’un exemple de la nouvelle forme de guerre qui utilise la manipulation de la communication pour anéantir l’image idéalisée de la seule figure qui fait l’unanimité au sein de la communauté tibétaine aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de son pays natal, ainsi qu’auprès d’une grande partie de l’opinion publique mondiale pour qui le Dalaï Lama est symbole de paix, d’altruisme et de sagesse.
Parmi les nombreuses réactions indignées des internautes sur l’extrait hors contexte de l’expression d’affection du Dalaï Lama au jeune garçon indien, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer le traumatisme qu’aurait subi ce dernier suite à la démarche “indécente” mettant au grand jour les prétendues tendances pédophiliques du leader spirituel tibétain. C’est pourquoi il est digne d’intérêt de visionner l’interview du garçon et celle de sa mère enregistrée le même jour, juste après les faits :
Quand on s’aperçoit des réactions positives de l’enfant et de sa mère et que l’on resitue les faits dans leur contexte culturel, on peut se poser la question de savoir pourquoi le Dalaï Lama s’est excusé publiquement. C’est surtout suite au déferlement de réactions hostiles basées sur une présentation de la réalité indéniablement tronquée en vue de nuire à l’image du leader spirituel et du bouddhisme en général, que le bureau du Dalaï Lama a publié ces excuses par rapport aux personnes qui se sentiraient blessées par ces faits.
Pour aller plus loin dans l’analyse de cet événement, le témoignage en deux parties du Tibétain Jigme permettent de mesurer la blessure qu’a causée au sein de la communauté tibétaine la campagne de dénigrement largement répercutée par les médias mondiaux :
Le témoignage de de Lobsang Sangay, précédent Premier ministre du gouvernement tibétain en exil, donne un aperçu intéressant et éclairant de l’attitude spontanée que le Dalaï Lama a toujours eu dans ses rapports avec les chefs d’État et de gouvernement, parmi lesquels un certain Barack Obama. https://www.youtube.com/watch?v=PApqlG4ssDI .
L’impact de cette ingérence politique dans les questions spirituelles et culturelles et l‘ampleur prise par cette polémique ont rendu cette mise au point nécessaire.
Bruxelles, le 18 avril 2023
Carlo Luyckx
Président de l’Union Bouddhiste de Belgique
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